
Communication et culture du risque : l’approche des modèles mentaux
Face à la montée du risque incendie dans les forêts cultivées du sud-ouest de l’Europe, l’IEFC explore des stratégies innovantes de communication préventive, fondées sur l’approche des modèles mentaux. Cette méthode permet d’adapter les messages de prévention aux représentations, pratiques et connaissances réelles des populations concernées.
Qu’est-ce que l’approche « modèles mentaux » ?
L’approche des modèles mentaux repose sur l’idée que les experts comme le grand public possède une vision propre du risque : ses causes, les facteurs qui l’aggrave, ses conséquences, les moyens de le prévenir ou de s’en protéger.

Ces visions profanes — c’est-à-dire, dans le cadre de cette étude, celles de personnes non spécialistes ou non formées spécifiquement au risque de feu de forêt —sont souvent peu prises en compte dans les campagnes de sensibilisation actuelles. Cependant, elles influencent fortement les comportements selon les croyances, les méconnaissances ou les fausses connaissances.
En identifiant les écarts entre le modèle mental des experts et celui des groupes profanes, on peut extraire les points clés (idées reçues/connaissances erronées) pour construire des messages plus clairs, mieux ciblés et plus efficaces.
Objectif : une communication fondée sur la réalité des perceptions
Une méthodologie rigoureuse en cinq étapes
L’IEFC applique une méthodologie en cinq étapes, transmise par ces partenaires, notamment ForestWise , et l’adapte au territoire des Landes de Gascogne pour des résultats pertinents.

La méthodologie des modèles mentaux appliquée ici trouve ses origines dans les travaux de l’université Carnegie Mellon (Morgan, Fischhoff, Bostrom & Atman, 2002), pionnière dans l’analyse comparative des perceptions expertes et non expertes du risque (profanes). Initialement développée pour améliorer la communication sur les risques technologiques ou environnementaux, cette méthode a été largement validée dans divers contextes. Son intérêt réside dans sa capacité à structurer, étape par étape, l’exploration des représentations mentales afin de concevoir des messages de prévention adaptés aux réalités cognitives et culturelles des publics visés.
Elaboration du modèle mental expert
La réalisation d’une revue de la littérature existante sur le sujet et les discussions/entretiens avec des experts du risque à permit l’élaboration fine des éléments constituants le risque feu de forêt sur le territoire.
Entretiens menés avec les experts du risque :
L’IEFC a conduit 10 entretiens qualitatifs avec des experts impliqués dans la gestion ou la recherche sur le feu de forêt. Ces échanges ont permis de cartographier finement les connaissances techniques, opérationnelles et stratégiques liées au risque.
Les experts interrogés proviennent de structures variées :
- SDIS 40
- Communes forestières des Landes
- Défense des forêts contre l’incendie (DFCI)
- Office national des forêts (ONF)
- Direction Régionale de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt (DRAAF)
- Instituts de recherche et doctorants
- Expert indépendant
Elaboration des modèles mentaux profanes
Étude des groupes profanes à risque :
Les connaissances recueillies auprès des experts sont confrontées à celles de différents groupes de population exposés ou potentiellement impliqués dans des causes accidentelles d’incendie.
Ces groupes, dit à risque, ont été identifiés à partir des dires des experts :
- Usagers récréatifs : randonneurs, vététistes, chasseurs, pêcheurs, pratiquants de sports motorisés…
- Habitants en zone interface forêt-habitat : activités domestiques à risque (barbecue, bricolage, brûlage, stockage, rénovation…)
- Professionnels agricoles et forestiers : engins mécaniques, outils, pratiques culturales ou sylvicoles à potentiel inflammable
Le modèle mental profane du groupe des usagers récréatifs :
L’IEFC a pu distinguer les connaissances convergentes entre experts et publics profanes (représentées en orange), ainsi que les représentations erronées ou les apports originaux
À l’issue de cette analyse comparative, l’IEFC a ainsi identifié : les connaissances partagées entre experts et grand public (en orange), les zones de méconnaissance ou de décalage (en gris), ainsi que les idées reçues ou éléments nouveaux issus des entretiens qualitatifs individuels conduits auprès du grand public.
Donnant les modèles mentaux profane suivant :
Renforcement des données issues des entretiens qualitatifs
À l’issue de la phase d’enquête qualitative menée auprès des publics profanes, un échantillon exhaustif mais non représentatif a été constitué, permettant de cartographier une diversité de profils et de discours. Afin de valider et de consolider les résultats issus de cette première phase, une enquête quantitative a été développée sur la base des éléments-clés identifiés dans les modèles mentaux.
Des questionnaires spécifiques ont ainsi été élaborés pour chacun des groupes cibles, avec un haut niveau de précision méthodologique. Leur diffusion a été assurée en collaboration avec le laboratoire vivant FIRE-RES, garantissant une implantation territoriale pertinente et une diversité de répondants.
Les résultats de cette enquête quantitative permettront de finaliser, ajuster et renforcer les modèles mentaux précédemment établis, en assurant leur robustesse scientifique et leur adéquation avec les réalités de terrain.
Finalité de l’étude
À partir de ces croisements de données, et l’analyse approfondie des entretiens, l’IEFC vise à éclaircir les zones d’ombres et formuler des recommandations concrètes pour les organismes en charge de la prévention incendie. Il s’agit de proposer des façons et des outils de sensibilisation adaptés, compréhensibles, efficaces et ancrés dans la réalité des publics concernés.
Résultats
Activités de loisirs :
- Représentation des risques forestiers imaginés ou observés : les utilisateurs récréatifs entretiennent une relation principalement ludique et informelle avec la forêt. Leur perception des risques d’incendie repose davantage sur les médias et les images collectives que sur leur expérience personnelle directe.
- Causes perçues des départs de feu : les incendies sont largement attribués à des comportements humains considérés comme incivils (mégots de cigarettes, barbecues non autorisés, déchets sauvages). Cette vision moralisatrice désigne les « autres » comme responsables, renforçant ainsi le déni de responsabilité individuel.
- Connaissances techniques et représentations : les connaissances sur le risque sont partielles et souvent approximatives, mêlant intuition et informations fragmentaires sans vocabulaire spécialisé. Le risque est principalement associé à l’été, parfois au printemps ; les facteurs aggravants du risque sont connus, mais l’approfondissement des idées reste limité.
- Prévention et gestion des risques perçues : les mesures de prévention institutionnelles sont perçues comme floues, ordinaires et concentrées sur les périodes critiques. Les utilisateurs s’appuient principalement sur leur bon sens ou leur expérience personnelle pour se protéger.
- Perception des acteurs : les pompiers sont les figures centrales, perçues positivement et appréciées, malgré les limites techniques identifiées de leurs actions. Les autres acteurs de la gestion et de la prévention restent connus mais moins présents dans le discours, et leur rôle est peu décrit. Cette idée maintient une vision centrée sur l’urgence plutôt que sur la prévention structurelle.
- Conséquences des incendies de forêt : les impacts sont principalement décrits sous l’angle social, émotionnel ou esthétique (paysage détruit, choc sensoriel). Les conséquences économiques, environnementales et sanitaires ne sont pas ou peu mentionnées.
- Relation à la forêt et au territoire : la forêt est vécue comme un espace de détente, de nature préservée ou de jeu. Si certains expriment des inquiétudes, celles-ci se traduisent rarement par des changements concrets dans les pratiques, notamment en raison du fort attachement à la forêt.
Activités domestiques :
- Représentation des risques liée à l’expérience directe et au lien émotionnel : les habitants de la zone de transition entre la forêt et la ville se forgent leur perception à partir d’expériences concrètes, souvent marquées par le souvenir d’incendies récents. La proximité de la forêt nourrit à la fois l’attachement et l’inquiétude, faisant du risque une composante intégrante de la vie quotidienne.
- Causes perçues des incendies : les incendies sont largement attribués à des comportements humains imprudents (mégots de cigarettes, feux, barbecues), souvent imputés à des « mauvais utilisateurs » tels que les touristes ou les nouveaux arrivants. Cette interprétation morale renforce la responsabilité individuelle, mais occulte les causes environnementales ou systémiques.
- Connaissances techniques et représentations : le danger est principalement associé à l’été, aux températures élevées et à la sécheresse. La forêt voisine est perçue de manière ambivalente : un atout résidentiel, mais aussi une source d’anxiété, transformant l’espace domestique en zone de vigilance.
- Prévention et gestion des risques perçues : les actions préventives sont très individualisées (débroussaillage, arrosage, surveillance) et souvent basées sur le « bon sens » plutôt que sur des normes officielles. L’obligation légale de débroussailler est connue, mais appliquée de manière inégale.
- Perception des acteurs : les pompiers sont perçus comme des acteurs centraux et héroïques. Les autres acteurs institutionnels sont peu identifiés ou critiqués (absence, manque d’action) malgré de fortes attentes en matière de protection.
- Conséquences des incendies de forêt : l’impact d’un incendie est principalement décrit en termes sensoriels et émotionnels (paysage noirci, odeur, peur), tandis que les dimensions socio-économiques sont moins mentionnées. Le risque est vécu de manière intime plutôt que collective.
- Relation à la forêt et au territoire : la forêt est considérée à la fois comme un milieu de vie apprécié et chéri. Le territoire est perçu comme une mosaïque de zones présentant des niveaux de risque variables, sans véritable dynamique collective, ce qui renforce le sentiment d’isolement face au danger.
Activités professionnelles :
- Représentation du risque axée sur l’action et la technique : le risque d’incendie de forêt est principalement considéré comme un problème concret lié au travail, à l’utilisation des machines et à la vigilance technique individuelle. Les causes systémiques ou climatiques sont rarement mentionnées.
- Causes perçues des départs de feu : l’origine des incendies est principalement attribuée à des facteurs humains (négligence, actes malveillants) et à des défaillances mécaniques. Cette vision ancre le risque dans les aspects opérationnels et renforce l’idée de responsabilité individuelle.
- Connaissances techniques et représentations : les professionnels ont une connaissance empirique précise de la saisonnalité, des zones à haut risque et des facteurs aggravants, et utilisent un vocabulaire « expert ». Cependant, cette compréhension reste locale et immédiate, avec peu de liens avec les tendances structurelles.
- Prévention et gestion des risques perçues comme intégrées à la profession : les actions préventives (nettoyage des machines, choix des horaires de travail, surveillance météorologique) sont intégrées dans les routines professionnelles. La prévention collective et interprofessionnelle est peu développée dans le discours.
- Perception de la lutte contre les incendies : les pompiers sont reconnus pour leur efficacité, mais la lutte contre les incendies est considérée en termes techniques (pistes, DFCI, interventions). Le feu est considéré comme un ennemi à contenir plutôt que comme un phénomène territorial nécessitant une gouvernance partagée. Les acteurs sont généralement connus et leurs rôles compris.
- Conséquences des incendies de forêt : les impacts sont principalement perçus en termes économiques et liés à l’activité professionnelle (perte de chantiers, contraintes professionnelles). Les dimensions environnementales, sociales ou psychologiques sont rarement abordées, bien qu’un aspect émotionnel léger et discret soit perceptible.
- Relation à la forêt et au territoire : fort attachement à la forêt landaise, considérée à la fois comme un espace de vie et une ressource économique à protéger. Vision principalement productive, avec peu de remise en question des pratiques de gestion.
- Éléments non exprimés : peu de références au changement climatique, à la coopération entre les acteurs ou à la protection des populations. Le modèle mental reste axé sur l’opérabilité immédiate et le contrôle local des risques. »
Axée sur l’opérabilité immédiate et le contrôle local des risques. L’enquête qualitative a confirmé les écarts entre les experts et les profanes et a permis d’affiner les modèles mentaux. Pour les utilisateurs récréatifs et domestiques, elle a mis en évidence à la fois des compréhensions communes et des divergences claires dans la perception des risques d’incendie de forêt.
Pour le groupe des utilisateurs professionnels, le nombre de réponses recueillies n’était pas suffisant pour consolider pleinement les résultats de l’enquête qualitative. Cependant, cette phase a tout de même permis de dégager plusieurs recommandations utiles pour mieux comprendre leurs besoins et adapter les actions de prévention.
